Le chancelier d’Angleterre, le cardinal Wolsey, qui comptait bien sur l’appui de l’empereur pour être nommé pape « quand le Médicis aura avalé sa bulle », avait déjà organisé une entrevue secrète avec Charles Quint dès qu’Henry VIII aurait rencontré François Ier sur le territoire français. Cette rencontre restera célèbre sous le nom de Camp du Drap d’or.
Françoise de Châteaubriant conseilla à son bel amant de montrer sa force, sa puissance et sa richesse en déployant un luxe propre à rendre jaloux tous les souverains de la terre, le persuadant que le roi d’Angleterre serait tellement ébahi qu’il n’hésiterait pas un seul instant à s’allier à un roi capable d’organiser d’aussi coûteuses et somptueuses rencontres.
Après quatre jours de voyage, le cortège royal, avec à sa tête deux litières superbement décorées, dans l’une la reine, dans l’autre la belle Françoise, arriva dans une plaine où se dressaient trois cents tentes de drap d’or et d’argent, véritables palais de toile subitement surgis du sol pour former une ville de rêve.
Il y eut, en réalité, non pas un seul, mais bien deux camps : le premier à Ardres préparé par le roi de France qui avait d’abord envisagé de faire construire un palais royal mais ses architectes l’en avaient heureusement dissuadé.
Le camp français se composait donc d’un immense pavillon de soixante pieds carrés, revêtu d’un drap d’or frisé, l’intérieur doublé de velours bleu parsemé de fleurs de lys, de broderies d’or de Chypre et de blasons peints à même la toile. Autour de lui, s’élevaient deux pavillons secondaires de même conception, dont les cordages étaient faits de fils d’or de Chypre et de soie bleu turquoise, matière fort riche et rarissime. C’était le plus luxueux des campings royaux !
Le roi d’Angleterre avait dressé à Guines un logis de bois de quatre corps charpentés à Londres et amenés prêts à être montés sur un socle de briques. C’était la première maison préfabriquée ! Recouverte de toile peinte imitant la pierre de taille percée de fenêtres tel un palais de verre, revêtue à l’intérieur des plus riches tapisseries flamandes qui se purent être assemblées avec les statues d’Hercule et d’Alexandre en guise de portail, on se trouvait en présence du plus beau bâtiment du monde. Ladite maison, l’entrevue terminée, fut soigneusement démontée et ramenée outre-Manche. Les Anglais ne perdent et n’abandonnent jamais rien. Les deux souverains avaient dépensé là des sommes considérables, fournies de part et d’autre par leurs nobles vassaux, ceux de France ayant accumulé là leurs moulins, leurs forêts et presque tous leurs prés.
François Robertet, le frère de Florimond, écrivit sur ce sujet une pièce satirique : Le Débat du Gorrier et du Boucanier. C’est une amusante satire sur ces courtisans prodigues qui allaient bientôt porter « au Camp du Drap d’or leurs moulins et leurs prés sur leurs épaules » et qui devaient pendant trois siècles laisser des héritiers fidèles à leurs traditions se ruiner au service du roi et vivre ensuite de dons extorqués et d’exactions. C’est l’opposition de « l’Être et du Paraître » qui met en scène un courtisan étalant son luxe ruineux et un gentilhomme de « costume arriéré mais ami du solide et vivant sagement de son bien ».
Les deux rois ne songeaient qu’à s’éblouir l’un l’autre. Henry VIII s’était fait accompagner par cinq mille hommes et trois mille chevaux. Par une claire fin de matinée en ce 7 juin 1520, les deux rois arrivèrent à cheval en même temps sur les deux coteaux entre lesquels coule une petite rivière.
François Ier, vêtu de blanc, ceinturé et chaussé d’or, la tête recouverte d’une toque d’hermine empanachée, était précédé du connétable de Bourbon qui portait l’épée royale. Henry VIII, vêtu d’un pourpoint cramoisi et couvert de bijoux de la tête aux pieds, fit de même avec l’épée d’Angleterre. Ils se joignirent et s’embrassèrent avec une telle effusion que leurs montures respectives firent un écart en arrière.
Leur première rencontre eut lieu sous la tente la plus haute, toujours ornée de tapisseries, de riches étoffes et de pierreries.
Henry avait préparé un discours dont il changea certains termes, se refusant à blesser le roi de France. Il commença à parler de lui :
« Je, Henry, roi… »
Il s’arrêta car il était écrit « roi de France et d’Angleterre[8] ». Mais il ne prononça pas « roi de France » et s’adressant à François, lui dit :
« Je ne le mettrai point puisque vous êtes ici, car je mentirais. »
Et il continua :
« Je, roi d’Angleterre… »
En grand amateur de jolies femmes, il ne quittait pas des yeux la belle Françoise qui étalait une fierté sans pareille d’accompagner son amant aux côtés de la reine, de Louise de Savoie et des principaux seigneurs de la cour.
Les jours qui suivirent, Anglais et Français s’observaient, sans cesse sur le qui-vive : quand le roi d’Angleterre visitait la reine de France, le roi de France devait se rendre chez la reine d’Angleterre : « Ainsi ils étoient chacun en ostage l’un pour l’autre. » « Mon cousin », qui n’était pas un homme soupçonneux, « était fort marri de quoi on se fiait si peu en la foi l’un de l’autre ».
Un matin au soleil levant, une idée qui lui traversa l’esprit le fit se lever précipitamment. Il vint me secouer avec énergie et m’ordonna d’appeler discrètement deux gentilshommes et un page. Chacun de nous s’enveloppa dans une grande cape espagnole et nous partîmes au galop sur la route de Guines vers le château où dormait Henry VIII.
« Qui vive ? crièrent les hommes d’armes sur les tours.
— France ! » répondit François Ier déjà sur le pont.
On nous laissa passer, les archers anglais, ayant reconnu le roi de France, restaient ébahis de cette hardiesse. Il leur dit en riant :
« Rendez-vous à moi, messieurs, vous êtes pris ! »
Le gouverneur de Guines, accouru précipitamment, ne comprenait rien à ce qui arrivait.
« Montrez-moi la chambre de Sa Majesté ! demanda François Ier.
— Sire, Sa Majesté n’est pas encore réveillée. »
Il passa outre, toqua à la porte et entra. Nous le suivîmes, aussi stupéfaits que le roi Henry lui-même qui, ayant sauté de son lit, s’écria :
« Mon frère, vous m’avez fait meilleur tour que jamais homme ne fit à un autre ! Vous me montrez la grande confiance que je dois avoir en vous. Je me rends votre prisonnier dès cette heure et vous baille ma foi. »
En défaisant de son cou un riche collier, il le passa au cou de mon roi :
« Je vous prie de le prendre et de le porter pour l’amour de votre prisonnier. »
C’est alors que je reconnus l’intelligence subtile de mon maître qui sortit de sa poche un bracelet qui valait le triple du collier. Il avait tout préparé d’avance, y compris la phrase qui accompagnait le don du bracelet :
« Et moi je vous prie de porter ceci pour l’amour de moi. »
Henry VIII voulut se vêtir. François Ier fut plus prompt à saisir sa chemise :
« Mon frère, vous n’aurez point d’autre valet de chambre que moi. »
Charmé, le roi d’Angleterre voulut retenir le roi de France à dîner, mais il y avait des joutes à Ardres que François Ier ne voulait manquer sous aucun prétexte. Nous repartîmes au camp du Drap d’or où la disparition du roi avait déjà causé un grand tumulte. Le chancelier Duprat se permit de tancer Sa Majesté avec respect mais avec fermeté. François Ier le désarma en lui répondant joyeusement :
« Que voulez-vous, messire Chancelier, ce matin, j’avais l’humeur farceuse et j’avais une furieuse envie de surprendre le Tudor au saut du lit. Croyez-moi, cette démarche qui vous chagrine a fait avancer nos affaires plus vite que dix années de diplomatie ! »
Les fêtes données furent éblouissantes, c’était un ravissement constant. Durant dix-sept jours, cérémonies, banquets, joutes, tournois avec chevaliers aux armures damasquinées d’argent et d’or, comédies, danses, musiques et ballets se succédèrent sans interruption. Des essaims de jolies femmes menées par Madame de Châteaubriant se pressaient autour de la reine Claude de France qui, en rougissant presque, annonçait à la souveraine anglaise Catherine d’Aragon qu’elle était une nouvelle fois enceinte, de sa voix douce mais suffisamment forte pour que Françoise de Foix l’entendît. Parmi les dames anglaises, je reconnus quelques vieilles (!) connaissances : la toujours belle Marie de France, venue à titre privé, accompagnée de son époux le duc de Suffolk qui faisait tout pour éviter de rencontrer son frère alors que la pétillante Anne Boleyn, toujours aussi gracieuse et gaie, essayait d’attirer l’attention de son roi qui donnait l’image de ce qu’il était : un personnage grossier, goinfre de table et de lit, qui puisait dans son cheptel de dames anglaises comme en un plat où pataugeaient ses mains avides, consommant sur place, cependant que François prenait un plaisir de dilettante en choisissant, de journée en journée, parmi la troupe de danseuses, celle qui allait devenir son élue éphémère et s’en allait discrètement sous sa tente afin de n’effaroucher personne et d’être seul à son plaisir.
Chaque fois qu’ils se rencontraient, c’étaient accolades et embrassades. On aurait dit deux preux chevaliers. Henry VIII se piquait de composer de la musique. Il aimait la faire écouter, il aimait surtout qu’on lui dise qu’elle était enchanteresse et qu’on n’avait depuis longtemps entendu pareil ravissement.
Après un plantureux repas accompagné par une troupe de musiciens, Henry demanda à François :
« Que pensez-vous, mon frère, de cette musique que vous venez d’entendre ? N’est-elle point… ? Mais dites-moi d’abord votre sentiment.
— Y aurait-il là-dessous une composition de mon frère ? répondit François gracieusement.
— Vous avez l’oreille fine. Qu’en pensez-vous vraiment ? Ne me ménagez point.
— Sincèrement, je la trouve… harmonieuse et délicate.
— Je savais que nous aimions les mêmes belles choses. »
Je me permis d’intervenir :
« Sire, ne vous y fiez pas, son goût en musique est déplorable ! »
Voir ces deux puissants rois éclater de rire à cette insolence restera pour moi un des plus forts moments de toutes mes années bouffonnes.
« Votre bouffon me plaît, trancha Henry VIII. Je le préfère à votre connétable.
— Je n’en fais pas le même usage, rétorqua François.
— Comment le nommez-vous ?
— Mon bouffon ? Triboulet !
— Non, votre connétable.
— Le duc Charles de Bourbon.
— Méfiez-vous-en ! Si j’avais un tel sujet, je ne lui laisserais pas longtemps la tête sur les épaules. Méfiez-vous-en ! »
Pendant que Madame, Marguerite et Françoise de Foix faisaient d’éblouissantes apparitions, couvertes de pierreries, montrant leurs gorges parfaites, lançant des modes bientôt suivies par toute l’Angleterre, les jours passaient et le traité n’était pas traité. Un après-midi, voulant briller devant ces dames, Henry VIII attrapa François Ier par le cou :
« Mon frère, je veux lutter avec vous. »
François Ier était un fort bon lutteur mais, courtoisement, se laissa d’abord vaincre puis, oubliant toute diplomatie et refusant d’être humilié devant ce parterre de femmes, plus adroit et moins lourd que son adversaire, il le jeta au tapis. Rouge, mortifié, le roi d’Angleterre exigea sa revanche mais les reines eurent vite fait de s’interposer en voyant que tout allait s’envenimer.
Enfin, l’entrevue se termina par une messe solennelle dite par le cardinal Wolsey à la fin de laquelle les deux souverains communièrent ensemble pendant que les hérauts proclamaient au son des trompettes :
« Paix éternelle entre les deux royaumes ! »
J’eus à peine le temps de converser quelques instants avec Thomas More. Il m’est apparu tel que me l’avait décrit Érasme, un homme à l’allure sévère mais d’une douce détermination, n’élevant jamais la voix, ignorant la colère, gardant souvent un silence réfléchi qui avait beaucoup plus de puissance que des longs discours.
Le 24 juin, nous assistons à une émouvante séparation avec moult promesses de se revoir souvent.
Qui est roi de l’hypocrisie ?
C’est Henry.
Qui est en plein désarroi ?
C’est François.
Cette rencontre restera dans l’Histoire comme l’entreprise de prestige la plus coûteuse et la plus inutile d’où nous ne tirâmes même pas l’ombre d’un avantage. Quand je repense à ces trois semaines de fastes étalés, je ne peux m’empêcher de constater l’immense gâchis. Tout cet ensemble n’étourdit plus, il révolte. Pour en arriver à ce piètre résultat, à ce lamentable échec : Henry VIII refusa de s’engager. Il fallait s’y attendre mais il fit bien pire, ce qui démontrait clairement qu’il était vraiment une sorte de despote aveugle à la politique cauteleuse.
Des espions nous rapportèrent qu’Henry, nous ayant tout juste quittés et avant de s’embarquer pour l’Angleterre, prit le chemin de Gravelines où l’attendait Charles Quint. Ils s’entendirent pour dépouiller le royaume de France, Henry aurait le Nord et Charles la Bourgogne et le Midi. Ils promirent de se revoir un an après à Calais pour mettre à exécution leur odieux projet.
Charles Quint, qui se vantait de ce que le soleil ne se couchât pas sur ses États, allait au bout de sa devise : « Plus outre. Encore plus loin. »
Mon cousin est en train de payer cher
Son élégance, son charme et sa gloire.
L’empereur et son ami le roi d’Angleterre
N’apprécient guère les lutteurs de foire.
Il était bien difficile de décrocher ne serait-ce que l’ombre d’un sourire à mon roi qui était contraint de se rendre à l’évidence : son désaccord avec Charles Quint grandissait d’heure en heure et il était temps de réagir.
Dans la série « Je trahis le roi de France », voilà qu’entre en scène le pape Léon X qui s’allie en secret avec l’empereur. Mais cela n’altère en rien la bonne humeur de François Ier qui n’est pas du genre à se laisser abattre, au contraire : il construit. Il ordonne que l’on mette en chantier la construction du château de Chambord, un projet magnifique qui non seulement va coûter une somme astronomique, mais qui ne sera pas achevé avant deux bonnes dizaines d’années.
Notre douce petite reine nous fit la bonne surprise de mettre au monde une jolie petite Magdeleine pour le bonheur de ses frères et sœurs et pour « le plus grand plaisir du roi » qui me glissa à l’oreille en prenant bien garde que Madame de Châteaubriant n’entendît pas :
« Tu surveilleras la chambre de Madame Françoise pendant que je m’acquitterai de ma visite annuelle chez la reine maintenant qu’elle a accouché. »
Il commençait à mettre en doute la fidélité de sa maîtresse, Louise ayant sournoisement décidé de perdre la favorite dans l’esprit du roi en l’accusant de collectionner les amants. Mais la cour ne fait pas que colporter des ragots d’alcôves, elle fourmille de nouvelles venues de toutes les parties du monde : du Portugal où un navigateur nommé Femão de Magalhães est parti agrandir le monde. Pourquoi ne pas en faire le tour pendant qu’il y était ? Comme si on pouvait tourner autour de la terre ! Quand Magellan sera arrivé au bout de l’océan, il verra bien qu’il n’y a que le vide et il sera alors obligé de revenir. Encore une entreprise coûteuse qui n’aboutira à rien !
On apprend aussi l’avènement de Soliman le Magnifique en Turquie. On dit de lui que c’est un être qui brille d’une indiscutable primauté.
Il y a deux empereurs
Pour notre malheur
L’un à l’Orient,
C’est Soliman.
L’autre n’est pas loin,
C’est Charles Quint.
La dernière nouvelle arrive toute chaude d’Allemagne, de Worms exactement où se sont réunis les États du Saint-Empire germanique. Qui présidait cette diète ? Charles Quint en personne. Qui fut excommunié et mis au ban de l’Empire ? Martin Luther, à la suite de la publication de ses trois traités réformateurs. Des savants à la cour ? Monstruosité rare ? Que nenni ! Elle en était bien pourvue et l’on pouvait, grâce à eux, rendre compte de la grandeur de la France malgré la petitesse des mœurs de la cour. Mais à cause de cette maudite diète, nous allions perdre l’un des hommes les plus savants de notre siècle. Il se nommait Jacques Le Febvre d’Étaples, c’était un polygraphe émérite qui avait publié une édition des Épîtres de saint Paul que j’avais lue et relue avec enthousiasme, étant en plein accord avec ses commentaires où il émettait des opinions dogmatiques qui le séparaient de l’Église romaine, rejetant la prédestination, n’admettant pas que la foi seule puisse sauver, et attachant une médiocre importance à la confession. Il rejoignait ainsi les thèses de Luther. Certaines de ses affirmations allaient être entachées d’hérésie par la Sorbonne et ses livres saisis par ordre du Parlement.
Il n’avait plus qu’à s’enfuir de la cour s’il voulait ne pas subir le sort qu’on réservait aux hérétiques. Il trouva asile à Strasbourg.
Tout au début de l’année 1521 – décidément je n’aime pas les mois de janvier –, la neige ensevelissait les bois autour du château de Madame, à Romorantin, où le roi tenait souvent sa cour. C’était son soir : le soir des Rois et François s’ennuyait, il voulait sans cesse de l’action. Nous fumes obligés de le suivre dans le froid et la tourmente pour aller assaillir à coups de boules de neige l’hôtel de Saint-Pol, l’un de ses compagnons d’armes. Dérangé au milieu d’un festin, Saint-Pol ouvrit sa fenêtre et jeta sur nous un gros tison enflammé qui tomba sur la tête du roi. On le transporta d’urgence dans une chambre où les chirurgiens du château le crurent perdu ; il était aveugle, le crâne brûlé. On fut obligé de lui couper ses beaux et longs cheveux dont il était si fier. Toute la cour, dès le lendemain, se mit à porter les cheveux courts. Madame, folle de douleur, entra dans ses grandes fureurs et parla d’arrêter Saint-Pol. Le roi blessé s’y opposa fermement :
« Laissez-le. J’ai fait cette folie, il est juste que j’en sois puni. »
Le bruit de sa mort courait déjà hors de France. Il se fit parer, farder et reçut, encore défaillant mais le sourire aux lèvres, les ambassadeurs étrangers afin de leur montrer qu’il régnait toujours et qu’il entrait dès cet instant en guerre avec Charles Quint.
Et nous voilà revenu dans la série « Je trahis le roi de France », deuxième saison. Madame Louise ne relâchait pas un instant sa haine pour la favorite qu’elle rendait responsable des folles dépenses du roi et elle avait décidé de séparer son fils de cette femme qu’elle jalousait comme une rivale. François Ier se refusait à croire que sa maîtresse, la maîtresse en titre du roi de France, osât lui faire porter les cornes de cerf qu’il savait si bien débusquer lors de ses parties de chasse. Louise utilisa les grands moyens en lui révélant le nom d’un de ses amants : l’amiral de Bonnivet. Le même Bonnivet qui avait attiré l’attention du roi sur la beauté de Françoise de Châteaubriant. C’était la pure vérité : depuis quelque temps, Bonnivet faisait cocu le roi de France.
François ne le crut pas, mais le doute le rongeait. Usant d’un stratagème tant de fois employé, il déclara un matin qu’il partait pour Fontainebleau courir… le cerf, évidemment, pendant quatre jours… et il s’en revint le soir même, m’ordonnant de l’accompagner jusqu’à la chambre de Madame de Châteaubriant et de rester à l’extérieur pour empêcher quiconque d’y entrer ou d’en sortir. Comme par hasard, il se trouvait que, ce soir-là, Madame recevait dans son lit son galant amiral où ils se livraient tous deux à des jeux fort actifs. Quand ils entendirent soudain « mon cousin » frapper à la porte en s’annonçant :
« Ouvrez, ma mie, ouvrez, ouvrez au roi ! »
Nous entendîmes un mouvement d’affolement vite couvert par la voix de la favorite qui ne trahissait aucune panique :
« Un moment, je vous prie ! »
Nulle issue sauf la vaste cheminée garnie en été d’un buisson de branchages, de feuillages et de fleurs. C’était la cachette la plus sûre et Bonnivet s’y réfugia en chemise, tout heureux que cette scène n’ait pas eu lieu en plein hiver. Françoise se hâta d’aller ouvrir à son royal amant : « Vous m’avez fait bien attendre, ma mie, dit François tout souriant en constatant qu’ils n’étaient que tous les deux, mais souffrez qu’avant de vous rendre les hommages qui vous sont dus, je satisfasse un besoin qui me presse. » Et se dirigeant vers la cheminée, mon royal cousin arrosa abondamment le paravent de verdure et de roses et Bonnivet de surcroît. Il se mit ensuite à la besogne avec la belle Françoise durant plus d’une heure et s’en fut entièrement satisfait tandis que le malheureux amiral, tout ruisselant d’embruns, se réfugiait, transi, dans la chaleur du lit de Madame de Châteaubriant où ils purent reprendre leurs ébats royalement interrompus.
Deuxième épisode de la série : la trahison du connétable de Bourbon. À l’intérieur du royaume, le duc constituait à lui seul une force qu’il pouvait à son gré rendre redoutable. Sans être le plus proche héritier de la Couronne, il était le plus fort des princes de sang, possédant un pouvoir considérable.
Je ne me suis jamais aventuré à le moquer ni à le contrefaire, connaissant trop bien son caractère impulsif et la certitude de son impunité. Déjà fort grand seigneur, il avait épousé la fille de Louis XI, une princesse maladive et tordue qui lui apporta des biens immenses. La duchesse mourut, n’ayant réussi qu’à mettre au monde des enfants moribonds, tous enterrés au bout de quelques jours. Il était stipulé par contrat que si la duchesse mourait sans héritier, ses biens reviendraient à la Couronne. Louise ne manqua pas de sauter sur cette belle occasion de trouver de l’argent pour financer la guerre contre Charles Quint. Mais le duc prétendait garder ces provinces que Madame soutenait lui appartenir en qualité de cousine de la défunte.
Le duc pouvait se remarier et les domaines passer à ses enfants, ce qui aurait été catastrophique pour la couronne de France. Trouvant le connétable à son goût, Louise s’offrit même en remariage, ce qui eût tout arrangé. Mais le connétable repoussa sa proposition et devint alors d’une surprenante grossièreté qui laissa toute la cour médusée :
« J’avais déjà épousé une femme très laide, ce n’est certes pas pour me retrouver entre les bras d’une femme qui a perdu sa jeunesse. Cela me suffit pour me dégoûter définitivement des femmes et n’en veux plus jamais côtoyer. »
Devant une telle insolence, Madame n’hésita plus : elle intenta un procès en restitution à l’intraitable connétable, procès auquel se joignit François Ier pour lui réclamer toutes ses possessions comme échues au domaine royal. Pour se venger du roi de France et de sa mère, le connétable s’allia avec l’empereur, assuré du concours d’Henry VIII et du nouveau pape Clément VII. Il proposa de diriger l’invasion de la France par leurs armées et de soulever le pays contre François Ier qu’il disait détesté par son peuple parce que trop livré aux emportements de ses passions. Le roi ne voulut pas croire qu’une telle trahison fut possible ; il ne comprenait pas qu’on pût le haïr à ce point, lui qui était incapable de jalousie ou d’animosité.
Il alla voir le connétable et lui demanda si les tractations avec Charles Quint étaient choses avérées. Le connétable eut le front de lui répondre sans sourciller :
« Non, Sire.
— Je sais tout et je suis sûr de mes sources. Qu’il vous souvienne bien de ce que je dis là », renchérit le roi.
Les yeux d’épervier du félon étincelèrent :
« Sire, vous me menacez ? Je n’ai pas mérité d’être traité ainsi. »
Quelques heures plus tard, il s’enfuit dans le Bourbonnais où il trouva refuge dans l’un des plus inaccessibles châteaux de montagne, appartenant à Jean de Poitiers, seigneur de Saint-Vallier, qui se plaignait d’être négligé par le roi. Là se réunirent tous les conjurés qui jurèrent sur l’Évangile de livrer la France à la coalition formée par le triumvirat Henry-Charles-Clément.
Mais le connétable s’était lourdement trompé sur un point essentiel : « Le naturel des Français est de n’abandonner jamais leur prince dans le danger. » François ordonna sur-le-champ la chasse aux traîtres. On attrapa Monsieur de Saint-Vallier, complice du connétable, qui, sans même un procès, fut condamné à avoir la tête tranchée, la mort infamante des traîtres, des criminels de lèse-majesté. Saint-Vallier, qui savait tout du complot, donna les noms de tous les conspirateurs et conjurateurs, espérant ainsi le pardon du roi, mais l’échafaud était dressé place de Grève attendant sa nouvelle proie et il n’était pas question de pardonner. Mon bon roi avait été atteint à l’endroit le plus sensible : le cœur. Je voyais bien qu’il souffrait de se montrer impitoyable mais je le consolai en lui disant que, parfois, la grandeur demande que l’on ordonne des actions contre sa nature et je le tirai par la main pour l’emmener voir sur le mur du château le F couronné et la Salamandre crachant le feu, avec sa devise gravée : Nutrisco et extinguo[9].
La fille unique de ce félon, Diane de Poitiers, était fille d’honneur de la reine Claude. Elle était « belle à la voyr, honneste à la hanter » avec une voix plus mélodieuse que toutes les sirènes d’Ulysse réunies. C’est cette voix qu’on entendait chez Madame depuis des heures implorer la grâce de son père.
Elle se traîna ensuite aux genoux de Marguerite et de la reine mais elles ne purent que lui répéter :
« Le roi ne fera pas grâce devant une telle faute. »
Nous étions dans son cabinet où François écrivait une lettre à Érasme dans laquelle il lui signifiait son intention de lui confier la direction d’un collège qu’il voulait fonder à Paris où on enseignerait gratuitement le grec, l’hébreu, le latin, les mathématiques, la médecine et la philosophie. Il s’interrompit dans sa rédaction, la reine Claude venait de se faire annoncer. Il l’accueillit comme toujours avec tendresse et compassion.
« Sire, lui dit-elle, pour l’amour de moi, recevez la grande sénéchale. »
Diane de Poitiers avait dû la bouleverser par ses prières. Comme François ne répondait rien, elle insista :
« Je ne vous ai jamais rien demandé, mon doux seigneur. Vous connaissez ma discrétion et mon humilité, alors accordez-moi aujourd’hui ma première sollicitation. »
Le roi la prit sous son bras et l’assit dans son fauteuil. La fragile Claude était encore enceinte et allait bientôt donner un sixième enfant à son époux-roi. François marchait de long en large, préoccupé :
« M’amie, nous sommes entourés de traîtres. Nos vies, celles de nos enfants, le royaume même ne sont plus en sûreté. Je ne peux faiblir en cette grave affaire.
— Mais, Sire, pour être juste, il faudrait abattre d’autres têtes…
— Nous les avons toutes, ma douce amie, hormis le connétable qui s’est enfui. Ils seront tous châtiés comme ils le méritent.
— Pour l’amour de moi, recevez la fille de Monsieur de Saint-Vallier.
— Je ne peux vous refuser votre demande mais dites-lui bien qu’il n’y a rien à espérer. »
Diane de Poitiers était à genoux, effondrée dans les larges plis de sa robe noire. François Ier était devant elle, dressé dans sa grandeur, imposant, glacial comme je ne l’avais jamais connu.
« On vous voit rarement à la cour, Madame ! laissa-t-il tomber pour engager une conversation qui n’avait rien d’agréable.
— Sire, je vous requiers avoir pitié de moi… »
Je contemplais cette suppliante de vingt-quatre ans, son corsage gonflé, ses paupières battantes et cette fièvre qui lui mangeait les lèvres. La contenance, altière maintenant, et sa voix devenue vibrante étaient celles d’une femme qui exigeait et qui s’en croyait le droit. Je me souvenais d’elle quand la cour s’était rendue près de Rouen loger chez son père, le grand sénéchal. Ce jour-là, « mon cousin », malgré la présence de Françoise de Châteaubriant, avait été fort troublé par la beauté froide de la déesse Diane, qui était restée d’une hautaine insensibilité. C’était tout le contraire aujourd’hui :
« Sire, je vous en supplie à deux genoux, faites grâce. Je serai votre servante à jamais, la plus humble et la plus soumise de vos sujettes.
— Madame, je ne puis.
— Sire, dans une heure, il sera trop tard. Le bourreau n’attend pas.
— Madame, l’ordre est parti. Je n’y puis revenir.
— Sire, tout ce que j’ai… Moi ! Je suis à vous ! »
Elle lui baisait la main avec une passion inattendue pour une telle statue de marbre. Je vis que mon roi fut tenté un court instant par cette femme qui s’offrait mais cet être inassouvi de plaisirs faisait passer l’honneur avant tout et il n’eût pas manqué de considérer, en obtenant facilement les faveurs d’une femme venue lui demander merci pour son père, qu’il avait forfait.
Il l’écarta cependant avec une certaine rudesse, se rendit à sa table, prit une plume et, d’un trait, il écrivit :
« Je, le roi, fais grâce de la vie à Jehan de Poitiers, seigneur de Saint-Vallier. De notre pleine puissance et autorité royale, commuons en la peine ci-après déclarée : c’est assavoir que ledit sieur de Poitiers sera mis entre quatre murs pour le reste de sa vie. Car tel est notre plaisir. »
On nous narra que les deux bourreaux, sous les yeux de la populace qui attendait le supplice avec impatience, avaient fait mettre à genoux Saint-Vallier en le priant de requérir pardon à Dieu et au roi. Le premier bourreau s’approchait avec sa hache luisante quand un archer du roi, enfonçant ses éperons dans les flancs ensanglantés de son cheval, s’ouvrit un passage au milieu de la foule en hurlant :
« Holà ! Cessez ! Cessez ! Voilà la rémission du roi ! »
Il tendit au second bourreau la lettre patente officielle scellée de cire verte sur lac de soie. Les bourreaux dépités se retirèrent et le peuple se dispersa, murmurant, déçu de ne pas voir au bout d’une lance la tête tranchée qu’on lui avait promise. Quant à Monsieur de Saint-Vallier, entre les quatre murs de pierres maçonnées dessus et dessous de sa prison avec juste une petite fenêtre par laquelle on lui administrait son boire et son manger, il garda jusqu’à la fin de sa vie une pâleur mortelle.
Marignan était loin. La guerre perdait son panache Nous subîmes une lourde défaite à la bataille de La Bicoque, ce qui signifia la perte définitive du Milanais. Mais pour François Ier, porter la guerre en Italie devenait plus une obsession qu’une politique. Il ne s’arrêterait pas à cet échec.
Pendant que notre reine, avec de plus en plus de peine, donnait naissance à un petit Charles, troisième fils du roi, la « belle amitié » d’Henry VIII se muait en une déclaration de guerre en bonne et due forme.
Et on parlait encore et toujours de guerre, j’en avais la tête toute farcie sans que mon esprit farceur puisse s’exprimer. Il me fallait quitter la cour pour me changer les idées. Me débarrassant de mes habits de bouffon, je redevenais un bossu comme un autre pour me rendre dans la ville voisine où il y avait souvent jours de foire. Je passais inaperçu au milieu de l’immense foule fascinée par les colporteurs tout bardés de médailles pérorant des gaillardises pour mieux vendre leurs pommades aux vertus curatives, par les funambules, au-dessus de nos têtes, qui risquaient leur vie (et la nôtre !) en cherchant leur équilibre sur un fil relié entre deux toits, par les arracheurs de dents qui agitaient leurs pinces incisives attendant la molaire ou la canine à déraciner, et même par ce joueur de viole qui jouait si mal que je me suis enfui « à toutes gambes ». Un montreur d’ours affublé d’un petit singe de Barbarie grimaçant moins que son maître rendait les badauds hilares.
Des ânes aux longues oreilles n’arrêtaient pas de braire, couvrant les prédictions des gitanes diseuses de bonne aventure, jurant promesse de vie heureuse sur terre et bien au-delà, quand, tout à coup, une espèce de géant à la tête toute biscornue se dressa devant moi. Je tordis le cou pour pouvoir le regarder dans les yeux qu’il avait glauques et sans expression. Il articula ou plutôt éructa :
« Tu te souviens ? C’est moi Nicolas, ton grand frère, tu te souviens de ton grand frère ? Je suis ton grand frère ! Tu te souviens ?
— Je me souviens surtout qu’il était niguedouille, tout juste bon à faire des nattretés[10].
— Tu es bien habillé, tu es riche… Je suis pauvre… Je suis orphelin… Tu es mon frère… tu dois t’occuper de moi.
— Tu es un souillon, tu es pauvre d’esprit… Je suis riche d’idées… Je n’ai que faire de toi… »
Je regardais ce grand nigaud avec une compassion qui n’excluait pas le dégoût. Il traînait après lui une odeur d’étable mal nettoyée ; il était si sale qu’il n’avait jamais dû se laver qu’à la pluie. Il était pareil à ces vilains qui ne songeaient qu’à s’empiffrer de viande grasse et crue, engrossant leurs propres filles et sodomisant les truies. Ce grand escogriffe musclé sans cervelle n’avait sûrement rien compris à ce que je lui avais dit et pleurait presque de me voir hésiter à lui trouver un emploi. Comment l’introduire au château sans que l’on fasse encore des gorges chaudes ?
« Vous avez vu le frère de Triboulet, c’est le même aussi laid mais grandeur nature ! »
Surtout à quoi et où pouvait-il être utile ? Il n’y avait qu’un seul endroit : dans les cuisines du château, là où on ne le verrait pas. C’est ce qui pourrait le mieux lui convenir : marmiton dans les cuisines royales pour nettoyer les plats et autres besognes moins ragoûtantes. Il pourrait même gagner jusqu’à soixante livres tournois par an, avec l’assurance de dormir sur une paillasse et d’avoir une soupe avec du pain et du lard chaque jour. Je l’amenai discrètement au fin fond des caves du château, le confiai à quelque gâte-sauce qui prit soin de lui, l’éloignant des pages et des laquais qui n’auraient pas manqué de lui faire quelques méchantes « postiqueries » et j’allai aussitôt demander à mon roi la faveur de prendre mon grand frère Nicolas à son service :
« Donne-moi une seule raison de t’accorder ce privilège, me dit-il.
— Dieu a fait les planètes, mon frère fera les plats nets ! » Cette réplique, qui amusa beaucoup le roi, fit office à la fois d’accord et de remerciement.
« Mon cousin », entre ses nouvelles conquêtes et sa maîtresse attitrée, avait consacré une petite demi-heure pour honorer une nouvelle fois sa reine si bien que, moins d’un an après la naissance de Charles, Claude accouchait d’une nouvelle fleur royale : Marguerite, appelée ainsi en hommage à la duchesse d’Alençon, sœur du roi.
Depuis la mort de sa première fille Louise, la descendance de François Ier comptait maintenant six enfants, Charles un an, Magdeleine quatre ans, Henri cinq ans, François six ans et Charlotte sept ans.
Marguerite de Valois, reine de Navarre, se piquait d’écrire et composait souvent des comédies et des moralités que l’on nommait pastorales, qu’elle faisait jouer et représenter par les filles de sa cour. Elle trouvait l’inspiration au manoir de Cloux où notre regretté Léonard avait dû laisser un petit supplément d’âme avant de monter vraiment au firmament avec ses drôles de machines. Elle avait pris sous sa protection messire Clément Marot qui était devenu son valet de chambre. Elle l’avait aussi chaudement recommandé à son frère. Messire Clément avait su devenir de bonne heure un parfait courtisan. Il avait fait partie de la Basoche et d’autres confréries de joueurs de farces. Sachant que ce genre de théâtre n’était pas en faveur à la cour, il avait vite fait de biffer de ses œuvres ce qui rappelait trop un temps plus libre et se contentait maintenant de nous « pondre » quelques dialogues récréatifs et joyeux et de charmants petits rondeaux chantant ses amours et celles des autres.
Si François avait son fou (moi, en l’occurrence !), Marguerite avait une folle nommée Cathelot, une naine acariâtre, qui la suivait partout en trottinant sur ses petites jambes. C’était une virago. Sa bête de mère faisait encore dire des messes dans l’espoir de la voir grandir. Elle me harcelait littéralement et clamait à qui voulait bien l’entendre que nous allions bientôt convoler en justes noces. Il n’en était nullement question. Je n’avais pas envie de me retrouver dans un lit, encore moins le reste de mes jours, avec un ersatz de femelle. Je m’en suis débarrassé avec la complicité des médecins du roi qui lui affirmèrent que les plaisirs de l’amour énervent les petites personnes et le plus souvent leur deviennent funestes, surtout quand ils sont pratiqués avec un bossu.
Mais la rumeur avait vite fait le tour des conversations de la cour et les moqueries à mon encontre allaient bon train. Ah ! Courtisans ! Vil razza damnata ! Toutes ces femmes et ces hommes ne sont là que pour y trouver source de profit. Je les observais se pousser du coude pour tenter de se faire remarquer, de décrocher le regard bienveillant d’une personne haut placée, un sourire du roi, être dans les bonnes grâces de la reine, plaire à Madame, se nourrir d’un signe de tête de Madame la duchesse. Tous ces avilissements, ces faux-semblants, pour bénéficier d’un fragile avancement !
Parfois des haut-le-cœur me prenaient et j’allais vomir tripes et boyaux tant cet étalage de flagornerie me dégoûtait. La vie de cour pouvait changer beaucoup un homme ou une femme et pas toujours pour le meilleur.
Les femmes peaufinaient leur art d’être une femme en se transformant en femme de cour, en courtisane, manipulant les hommes, les caressant dans le sens du poil (et autrement bien entendu !) et en leur faisant bien croire qu’ils régentaient tout. Et les hommes ne manquaient jamais de tomber dans le panneau.
Nous nous rendîmes à Chambord pour nous rendre compte de l’évolution des travaux. Il pleuvait fort ce jour-là, ce qui mettait mon roi de fort mauvaise humeur, je tentai d’apaiser sa colère :
« Ne nous plaignons pas de ce déluge, “mon cousin” cette abondance de pluie ne peut être que bénéfique pour faire pousser plus vite ce somptueux bouquet de pierres. » Pour éviter de patauger dans la boue, nous passâmes sur des passerelles de bois qui enjambaient de profondes mares formées par ce gros orage. Elles étaient dépourvues de parapets et comme nous nous y aventurions en cherchant à conserver notre équilibre, mon roi bougonna :
« Comment se fait-il qu’on n’ait pas eu la précaution de mettre des garde-fous ?
— C’est qu’on ne savait point que nous dussions passer par là ! » fut ma réponse immédiate.
Belle riposte qui eût valu bon nombre d’étrivières à un pauvre insolent qui n’aurait pas eu le privilège d’être le bouffon du roi.
Pourquoi faut-il que les tragiques événements se succèdent, comme s’ils s’étaient concertés et avaient attendu un moment de félicité pour frapper plus sûrement et plus lourdement ?
Clément Marot avait rimé juste ce jour-là :
On dit bien vrai, la mauvaise fortune
Ne vient jamais qu’elle n’en apporte une
Ou deux ou trois avecques elle…
D’abord, la très noble et bonne dame Claude de France « s’en alla en joie, laissant à ses amis tristesse », mourant en paix à l’âge de vingt-cinq ans.
Elle avait connu chacune des trahisons de son époux, elle en avait été peinée dans sa chair mais son âme chrétienne avait pardonné. Si elle avait surtout connu les souffrances de l’amour, elle n’en avait pas eu les joies.
Clément Marot lui compose une épitaphe insistant sur son grand détachement des choses de la terre, sur ce dégoût d’une vie qui lui avait apporté tant de chagrins, de deuils et de larmes depuis son adolescence.
Cy gist envers, Claude, royne de France
Laquelle avant que mort luy fit oultrance
Dit à son âme (en guettant larmes d’œil) :
Esprit lassé de vivre en peine et deuil,
Que veulx-tu plus faire en ces basses terres ?
Assez y as vescu en pleurs et guerres :
Va vivre en paix au ciel resplendissant,
Si complairas à ce corps languissant.
Sur ce fina par mort qui tout termine
Le lys tout blanc, la toute noyre hermine ;
Noyre d’ennuy, et blanche d’innocence,
Or veuille Dieu la mettre en haulte essence,
Et tant de paix au ciel luy impartir,
Que sur la terre en puisse départir.
Elle avait choisi pour devise une lune jetant une douce lumière avec ces mots : Candida, candidis.
Son royal époux en fut sincèrement affecté :
« Si je pensais la racheter pour ma vie, je la lui baillerais de bon cœur, et j’eusse jamais pensé que le lien du mariage fût si dur et difficile à rompre. »
Les tragiques événements vont continuer de s’acharner sur mon infortuné roi qui pensait que cette année 1524, fatale pour lui et pour la France, ayant perdu le duché de Milan, deux armées et la reine, avait terminé sa distribution de malheurs.
C’était sans compter la petite Charlotte qui, n’ayant pas atteint ses huit ans, allait suivre sa mère dans la tombe. La pauvre enfant à peine recouverte, voilà l’arrivée d’un messager qui revenait tout droit d’Italie pour nous annoncer la mort du chevalier Bayard, survenue au siège de Rebec près de Milan. Au cours d’un combat contre l’armée espagnole, une pièce d’arquebuse lui a brisé la colonne vertébrale. On veut l’emmener sur les lignes arrière pour le soigner :
« Je n’ai jamais tourné le dos devant l’ennemi, je ne veux pas commencer à la fin de ma vie. »
On le transporte alors sous un arbre, la face vers l’ennemi, à sa demande. Le connétable de Bourbon, passé dans le camp espagnol, vient le voir et lui dit qu’il éprouve de la pitié pour lui.
« Monsieur, lui dit Bayard en crachant du sang, il n’y a point de pitié en moi car je meurs en homme de bien. Mais j’ai pitié de vous, de vous voir servir contre votre prince, votre patrie et votre serment. »
Et il rend le dernier soupir.
À ce récit, je pleurais à chaudes larmes le preux chevalier Bayard, tout bardé de prouesses, rendant l’honneur à la France, grand maître des batailles, des fiers assauts, des combats et alarmes. Je regrettais seulement que ses dernières paroles se fussent adressées à un traître.
François Ier décide de rejoindre ses armées en Italie, laissant la régence à sa mère :
« Toute l’Europe se ligue contre moi, eh bien, je ferai face à l’Europe ! Je ne crains ni l’empereur ni le roi d’Angleterre. L’Italie, je m’en charge moi-même. J’irai à Milan, je reprendrai le duché et ne laisserai rien à mes ennemis de ce qu’ils m’ont enlevé. »
Souvenez-vous de cette réunion du Conseil qui avait pour but de déterminer le meilleur moyen de pénétrer en Italie ! Chacun des conseillers se prononça avec plus ou moins de discernement, quand « mon cousin » se tourna vers moi :
« Triboulet va nous départager. Dis ton sentiment, cousin !
— Voilà qui va fort bien, mes beaux seigneurs, mais vous oubliez l’essentiel !
— Qu’est-ce donc ? demanda le roi.
— C’est que vous parlez tous d’entrer en Italie, mais que personne ne songe au moyen d’en sortir. »
Eh oui, vous avez tous beaucoup ri et n’avez tenu aucun compte de mon bon sens. Maintenant, il est bien temps de verser des larmes de sang. Si seulement vous m’aviez écouté ! Si tu m’avais écouté, « mon cousin », tu n’aurais pas commencé cette désastreuse campagne de Pavie, tu n’aurais pas été fait prisonnier, tu n’aurais pas été traîné de prison en prison, d’Italie en Espagne, tu n’aurais pas été humilié par la petitesse de cet empereur qui jalouse ta grandeur de roi. Sans toi je ne suis plus rien. Je ne sers plus à rien dans cette cour assombrie, orpheline de son soleil. Tu me manques, tu manques à ton peuple, tu manques à la France et j’ai pris la décision de partir te rejoindre dans ta prison espagnole.